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Trois copains peintre à la "cité des artistes"

A la rencontre du grand bleu

Portrait panoramique

Une récompense artistique pour se souvenir, propulser et rassurer

Le prix Louis Schmidt de peinture

Un jeune artiste couronné à L'ULB

Des bleus à l'âme

Le Soir, lundi 17 novembre 1997

A la rencontre du Grand Bleu

Ioannis Triantafillidis… Bruxellois non peut-être

Tous ne sont pas nés à Bruxelles, mais chacun d'entre eux y a pris racine. Qui sont-ils exactement? D'où leur vient cette passion de la ville? Dans les reflets de ces portraits, nous vous invitons à découvrir les faces cachées de la capitale de l'Europe. Aujourd'hui, Ioannis Triantafillidis, peintre monumental et monochrome venu de Grèce et enraciné durablement à Schaerbeek, près de la caserne Dailly. Dans la grisaille de cette ville, ses toiles bleues ouvrent des fenêtres sur les murs de son atelier. Philosophe comme tous les Grecs sans doute, il peint notre destinée d'humains solitaires.


Entre ses mains, le bleu remplace toutes les couleurs et remplit son atelier schaerbeekois de sa lumière généreuse. Portrait d'un être (très) humain.

S'il était né quelques siècles plus tôt, il aurait décoré de ses fresques les coupoles d'églises. A Bruxelles, en ce vingtième siècle finissant, on l'imaginerait sans peine animer de sa peinture monumentale ces cathédrales contemporaines que sont nos stations de métro…

Né dans la campagne grecque, dans une famille d'agriculteurs, Ioannis Triantafillidis a découvert le ciel plombé du Limbourg à trois ans. Comme tant d'autres, son père avait succombé aux appels prometteurs des commissaires à la recherche de main-d'oeuvre pour nos mines de charbon.

- Nous nous sommes installés près de Hasselt et mon père a honoré son contrat jusqu'au jour où il a eu les poumons atteints de la "maladie du mineur", la silicose. Il a alors emmené sa femme et ses huit enfants à Bruxelles où il a continué à travailler dans le bâtiment.

Après le néerlandais, le jeune Grec apprend le français en jouant avec les enfants qui habitent les quartiers populaires de Schaerbeek, du Pavillon à la Cage aux Ours, et qui fréquentent l'école 12 de la rue Quinaux.

- C'étaient des années d'insouciance, sans responsabilités. Nous étions pauvres, mais nos copains aussi! A cette époque, l'ambiance était excellente à Schaerbeek. Toutes les nationalités y étaient représentées mais la population belge était encore majoritaire. Il n'y avait pas de ghetto, au contraire : pour nous, les gosses, les frontières n'existaient pas. Lorsque nous ne jouions pas dans la rue, c'est que nous étions au parc Josaphat. Trente ans plus tard, je suis encore toujours ému de le voir. Il est resté le même qu'autrefois, mais moi j'ai tellement changé…

RELIGION RIGORISTE

L'enfance de Ioannis et des ses frères et soeurs ne ressemble pourtant pas à toutes les autres. Leur père Témoin de Jéhovah leur impose une autorité et une discipline très rigides. Trois soirs par semaine, toute la famille se rend aux réunions de la congrégation, rue Quinaux, à quelques mètres de l'école.

Moins que l'ennui de ces austères discussions d'adultes, Ioannis a surtout conservé le souvenir des jeux endiablés des enfants après les sermons.

- Je n'ai pas connu la grasse matinée du week-end avant mes dix-huit ans, quant j'ai pris mes distances avec les convictions religieuses de mon père.

Pendant toute ma jeunesse, le samedi et le dimanche matin, nous allions avec mon père sonner aux portes de nos compatriotes installés à Bruxelles pour prêcher la bonne parole… J'avais, en grandissant, une conscience aigüe de déranger les gens et j'en souffrais beaucoup.

Comme la plupart des enfants issus de l'immigration, Ioannis est orienté vers l'enseignement technique et professionnel et entame sans conviction une formation de mécanique auto rue de la Ruche alors qu'il rêvait de suivre des cours de dessin à Frans Fischer. Peu intéressé par le jeu des pistons et de l'arbre à came, il a la réputation d'un adolescent dissipé et quittera prématurément l'école, à 17 ans, sans diplôme de mécanicien mais avec quelques amitiés solides qui ont résisté aux années.

- J'ai connu en quittant l'école une période dangereuse où je me suis rebellé contre le rigorisme des témoins de Jéhovah et où je fréquentais une bande de copains avec lesquels je faisais les quatre cent coups. Mais nous n'étions pas des voyous, juste des jeunes un peu en marge, tentés par l'aventure. La morale et les principes de mon père me protégeaient de la tentation de la délinquance.

TROIS COULEURS BLEU

Après les années d'insouciance, viennent les années de formation, au contact des intellectuels communistes avec les discussions philosophiques et politiques qui prolongent d'une certaine manière les discours paternels sur le Bien et le Mal.

Dans ce grand bouillonnement d'idées généreuses, l'envie de dessiner, puis de peindre, s'impose au jeune maçon, qui s'inscrit à 22 ans à l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, puis à celles d'Anderlecht, d'Ixelles et de Saint-Josse. Très vite, la technique vient renforcer un style puissant qui ne demandait qu'à s'exprimer et qui a été reconnu sans attendre par les jurys qui lui ont notamment décerné le prix Louis Schmidt.

- J'ai rapidement été tenté par la peinture monochrome, pour ne pas briser mon élan à la recherche de la teinte juste après chaque trait. J'ai besoin de jeter mes mouvements sur la toile en un jet continu. Et la découverte du bleu a éclipsé toutes les autres couleurs.

Ioannis Triantafillidis ne peint pas pour meubler ses loisirs ni par souci décoratif. Sa peinture obéit à un sentiment d'urgence qui l'a amené à cesser progressivement de travailler sur les chantiers du bâtiment, où, selon ses propres termes, il a "usé son dos". A trente ans passés, son corps porte la lassitude d'une douzaine d'années de travaux lourds. Mais, en compensation, sa peinture a gagné en force et en épure.

Peintre existentiel, chacune de ses toiles interroge sur la destinée de l'humain, sur la raison de sa présence au monde, apparemment vaine et absurde, mais qui prend tout son sens dans la rencontre avec les autres.

- La religion de mon enfance ne m'a pas apaisé, bien au contraire : elle m'a laissé avec des questionnements en suspens et la peinture est ma manière d'y réfléchir.

Dans la maison schaerbeekoise qu'il a rénovée de fond en comble près de la caserne Dailly, son atelier accueille tous ces fragments de bleu dont l'éclat captive le regard.